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Origine http://www.plusloin.org/acontretemps/n6/labyrinthe.pdf
ET si c’était vrai ? Et si cette renaissance de l’anarchisme
– dont le bruit court régulièrement entre place
des Fêtes et République aux dates commémoratives
et qui, pourtant, aurait tendance à en laisser sceptiques
plus d’un – était, après tout, une réalité
? La parution, directement en livre de poche, du récent ouvrage
de Daniel Colson paraît, en tout cas, attester, au moins,
d’un regain d’intérêt éditorial
pour l’anarchie. « Anarchie » ou « anarchisme
», au fait ? Le distinguo est en page 28. Je lis : «
Anarchisme : désignation sur le registre classificateur et
identitaire (christianisme, marxisme, libéralisme, syndicalisme,
féminisme, etc.) des pratiques, des idées, des mouvements
et des organisations se réclamant de l’anarchie […].
» Je remonte de deux pages, pour lire : « Anarchie :
notion fondatrice du mouvement libertaire, qui a perdu au fil du
temps son sens provocateur, subversif et théorique, pour
se transformer peu à peu en “ anarchisme ” […]
» Nous dirons donc « anarchisme », parce qu’un
lexique c’est clarificateur et qu’il faut bien être
de son temps.
La formule du lexique – ou dictionnaire – a toujours
quelque chose de paradoxal. Normative par excellence et scientifique
par vocation, il se prétend somme, corpus constitué
et montagne de savoir.
Pourtant, nul autre instrument n'incite autant au vagabondage que
celui-là. C’est même son principal mérite.
Les presque 400 pages du lexique de D. Colson ne dérogent
pas à la règle. On y picore, on s’y perd, on
s’y retrouve, on s’en évade… pour y revenir
parce que la curiosité l’exige et qu’on se demande
si telle ou telle entrée y sera. Infini plaisir de cette
lecture labyrinthique où, gourmand, l’oeil dérive
sans se satisfaire jamais de ce qu’il y a trouvé. Si,
dans un avertissement préliminaire, l’auteur nous invite
à la dérive, au parcours intuitif et affectif, toutes
les approches sont, bien sûr, possibles. Les maniaques –
il y en a – s’en tiendront à « l’ordre
arbitraire de l’alphabet », les pragmatiques s’en
remettront à l’index final pour orienter leurs choix,
les poètes arpenteront cette « sélection du
discours libertaire » par les voies détournées
du hasard.
Cependant, quelle que soit la méthode employée, le
lecteur la modifiera souvent pour se laisser porter par la logique
interne de l’ouvrage, qui multiplie les « poteaux indicateurs
», mais aussi les « bifurcations », les «
enchaînements » et quelques vraies fausses pistes, comme
cet « Insaisissable (voir vie) », cet « Implicite
(voir pli) » ou ce « Devoir de mémoire (voir
éternel retour) »… Espérons qu’il
s’en amusera aussi, qu’il appréciera, en tout
cas, à sa juste valeur – parodique – le «
ton péremptoire ou pédagogique adopté ici »,
qui n’est, après tout, qu’une façon comme
une autre de dynamiter l’ordre du discours en feignant de
s’y plier.
Hormis quelques références obligées à
son histoire, on ne trouve dans cet ouvrage ni descriptif des événements
auxquels l’anarchisme a été mêlé
pendant plus d’un siècle, ni chronologie des expériences
et des pratiques qu’il a suscitées. C’est à
l’exploration d’un univers intellectuel et imaginaire
qu’il se consacre, ce monde de l’Idée, dont la
définition mérite d’être largement citée
ici parce que, à bien des égards, elle résume
à merveille l’attrait de ce livre : « L’Idée
anarchiste (qui s’écrit toujours avec une majuscule)
n’est ni un idéal, ni une abstraction ; ni un programme,
ni un catalogue de prescriptions ou d’interdictions (voir
antiquelque chose). C’est une force commune à tous
les êtres (voir action directe, force plastique) qui exprime
l’ensemble des possibles (voir ce mot) dont tous ces êtres
sont porteurs. C’est une force vivante (voir vie) […]
C’est une force sensible qui, parfois, à la façon
de l’amour, nous étreint au plus profond de nous-même
[…] » On aura remarqué que la lexicographie colsonienne,
au même titre que l’Idée, n’exclut pas
la fulgurance poétique, mais qu’au contraire elle l’appelle,
comme elle convoque, ailleurs, l’ironie (exemple : «
Se méfier de tous ceux qui se disent “ serviteurs ”
ou au service d’une autre réalité qu’eux-mêmes.
Se méfier plus particulièrement des serviteurs du
peuple ») ou l’irrespect (exemple : « Hagiographie
: Histoire sainte (ou pieuse) trompeuse et oppressive qui n’épargne
pas le mouvement libertaire, comme le montrent trop souvent ses
mots d’ordre ou les images auxquelles il fait appel lorsqu’il
se réfère au passé » ou encore : «
Les idéomaniaques sont la plaie du mouvement libertaire »).
En philosophie comme ailleurs, le sérieux peut, avec avantage,
se lester de la pesanteur.
D. Colson, qui s’intéresse de près à
l’influence qu’aurait sur l’anarchisme une pensée
contemporaine extérieure à lui, fait sienne cette
définition de l’anarchie qu’osèrent Gilles
Deleuze et Félix Guattari : « L’anarchie et l’unité
sont une seule et même chose, non pas l’unité
de l’Un, mais une étrange unité qui ne se dit
que du multiple. » 1 Cet apport, qu’il revendique comme
déterminant dans le renouvellement théorique de l’anarchisme,
est au coeur de sa démarche. Pour lui, le nietzschéisme
de Michel Foucault, la relecture de Spinoza ou de Leibnitz par Gilles
Deleuze ou les travaux de Gabriel Tarde et de Gilbert Simondon,
non seulement « donnent sens à la pensée libertaire
», mais renouent avec l’inspiration initiale de l’anarchisme
et son goût pour la pensée libre et aventureuse. Une
des thèses de D. Colson, s’appuyant sur une parfaite
connaissance des auteurs auxquels il se réfère, affirme
l’existence d’ « affinités secrètes
» entre philosophes et théoriciens très différents,
dont l’ « heureuse rencontre » rendrait possible
la renaissance théorique d’un anarchisme curieux, vivant,
débarrassé de ses scories idéologiques et de
son encombrante mythologie. On comprendra, alors, que ce Petit lexique
philosophique de l’anarchisme fasse la part belle à
des auteurs non recensés comme anarchistes ou apparentés,
dans l’intention déclarée, non de les inclure
dans la famille Anarchie – surtout pas ! –, mais de
laisser deviner les cohérences multiples et paradoxales,
souterraines et diffuses, les « miroitements », les
« éclairs » et les « scintillements »
2 de la pensée qui les anime et les connivences qu’ils
entretiennent souvent avec l’Idée (voir plus haut).
J’en prévois qui, bien sûr, s’étonneront
de cette attirance intellectuelle pour des philosophes dont certains
ont pu être considérés, dans les années
70, comme englobés (englués ?) dans le champ marxiste,
mais, outre que le reproche demanderait sans doute à être
nuancé, il reste à démontrer que la référence
à Marx empêcherait toute pensée libertaire d’éclore,
ce qui condamnerait y compris Bakounine. On n’évitera
pas non plus la critique sur la difficulté de lecture d’un
ouvrage qui, à l’évidence, exige une disponibilité
d’esprit et un goût pour l’exercice de la pensée.
Qu’on se rassure, cependant, on a vu pire en la matière,
bien pire, de l’abscons, du redondant et de l’obscur
à foison. D. Colson évite soigneusement le vertige
conceptuel et le charabia philosophique, ce qui ne saurait dire,
bien sûr, qu’il écrit, comme Comte-Sponville,
à grands coups de poncifs et de bons sentiments que tout
médiocrate télévisuel prendra pour de la pensée,
ou comme Onfray, dont l’Anti-Manuel de philosophie exige,
pour grimper aux ventes, que le dernier boutonneux venu comprenne
ce qu’on lui dit. Non, D. Colson ne simplifie pas ce qui ne
peut l’être, il tente de l’énoncer le plus
clairement possible, en précisant d’ailleurs, par honnêteté,
que « les chemins constitutifs de ce lexique sont multiples,
plus ou moins raides, sablonneux et malaisés (et abstraits)
», pour ajouter : « Si l’air se fait rare à
ceux qui les empruntent, ils peuvent aussitôt battre en retraite
et rejoindre des sentiers plus cléments ». On témoignera
que la remarque est juste et que la difficulté de lecture
éprouvée ici s’oublie ailleurs, dans l’énoncé
simple d’un terme subtilement défini. Il faut accepter
la règle du jeu et s’en arranger. Faire croire que
la philosophie est aussi facile à lire qu’une aventure
du Poulpe, c’est céder à cette manie moderne
de la fausse symétrie et du « compactage » culturel.
Pour ce qui me concerne, je retiendrai de cet ouvrage le plaisir
de l’avoir lu fragmentairement, en m’y égarant
souvent, d’y avoir entr’aperçu de l’insoupçonné,
d’y avoir acquis des connaissances. Pas si mal, non ? Bien
sûr, il m’est aussi arrivé de m’étonner
de la place accordée à telle définition («
antispécisme », cinq pages) au détriment de
telle autre (« oppression », quatorze lignes), mais
la subjectivité radicale de l’auteur – assumée
– n’est pas discutable, d’autant que, malin, D.
Colson cloue par avance le bec de son contradicteur en l’invitant
à « construire lui-même un autre lexique, parallèle
ou explorant d’autres territoires, capable de composer d’autres
mondes possibles ». En attendant de se mettre à la
tâche, et pour la route, une dernière définition,
comme un cadeau. On la trouve à « cynisme ».
Elle dit : « Effet durable d’une révolte avortée
qui se transforme en négation, sous la forme d’un double
ressentiment qui ne se contente pas de dénigrer et de dévaluer
les autres mais qui se retourne contre l’être même
de celui qui l’éprouve. Le cynique est ainsi un homme
du ressentiment au carré qui, heureusement, pour cette raison,
répugne généralement à fréquenter
les milieux libertaires. » Bien dit.
Gilles Fortin
1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie.
Mille Plateaux, Les Editions de Minuit, 1980. Il faut noter que
l’anarchie dont parlent Deleuze et Guattari se réfère,
ici, à Artaud, même s’ils précisent, par
ailleurs, que cette formulation pourrait s’appliquer également
aux conceptions anarchistes de Proudhon et de Bakounine.
2 Pour reprendre des expressions que Gilles Deleuze emploie dans
Foucault, Les Editions de Minuit, 1986.
A contretemps No5 Novembre 2001 www.acontretemps.plusloin.org
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